Retour vers le futur

Sortons de l’âge de l’industrie pour rentrer dans celui de l’artisanat



Récemment, une photo a mis notre communauté d’artisans du cycle en ébullition. On y voit l’autocollant collé sur les vélos de la marque Origine et mentionnant « produit et assemblé à la main dans [les] ateliers » de la marque dans le Nord de la France. Beaucoup a été dit sur cet autocollant et la tromperie qu’il véhicule1. De mon côté, je souhaite depuis un certain temps écrire un article pour le Carnet de Bord du site internet des Cycles Cattin sur le sens de l’artisanat dans le monde du cycle au XXIe siècle. Toute cette effervescence me donne l’occasion de me lancer.

La justification de notre activité est un discours que nous tenons régulièrement aux gens de passage dans notre atelier, ou croisés sur les routes ou dans des salons. Dès que l’on s’éloigne de notre clientèle d’habitué·es, il faut convaincre qu’acheter un vélo artisanal en 2024 est fondamentalement une bonne idée.

Cette idée ne coule pas de source. L’indifférence dans laquelle évolue notre profession en France (et plus largement en Europe) dit tout du divorce qui s’est produit avec les cyclistes/client·es depuis le milieu des années 90. Les personnes habituées au monde de l’artisanat du cycle seront peut-être choquées en lisant ces lignes, pourtant force est de constater que dès que nous sortons de notre microcosme artisanal, nous suscitons l’incongruité, tout au plus. Et s’il fallait encore une preuve pour vous convaincre, il suffit de regarder en face les difficultés financières récurrentes que rencontrent nombre d’entre nous.

Cette désaffection du grand public pour le travail artisanal ne se limite pas au monde du vélo, mais se retrouve dans quasiment tous les métiers de production, à l’exception du luxe et de l’alimentation. Elle se résume d’ailleurs assez bien par la phrase, maintes fois entendues, « il faut sortir de l’âge de l’artisanat pour rentrer dans celui de l’industrie ». Comme si l’artisanat représentait l’âge de pierre et que pour bénéficier de quelqu’objets de valeur il fallait laisser tomber nos peaux de bête et nos silex et les remplacer par une blouse blanche et des logiciels de CAO2. Il y a derrière cette injonction une telle charge du marketing industriel, et ce depuis près de 200 ans, que nous avons fini par penser collectivement que les choses étaient ainsi. Et tant pis si les grandes oeuvres qui nous rendent si fiers, de nos plus beaux bâtiments aux objets remplissant nos musées, ont été fabriquées par des artisans. L’industrie c’est bien, l’artisanat c’est… artisanal. Ce mot est d’ailleurs porteur d’une connotation péjorative communément admise, que l’on retrouve dans le dictionnaire :

« Artisanal : qui est fait avec des moyens rudimentaires, quelquefois des moyens de fortune ; qui présente une facture grossière. »

3e définition donnée dans le Larousse (2024)

Qui aurait envie de rouler avec un vélo de facture grossière et fait avec des moyens de fortune ?

Il nous faut donc combattre cette idée et redonner aux produits artisanaux, dont nos vélos, leurs lettres de noblesse, en refaire des produits désirés – et pas seulement désirables – et de consommation courante. Car contrairement au discours dominant, il n’y a rien de plus moderne qu’un vélo artisanal. Premièrement, nos vélos redonnent une dimension relationnelle à l’acte d’achat et permettent de sortir de l’achat compulsif et déshumanisé. Ensuite, ils garantissent la qualité et un juste prix, notamment en faisant primer l’expérience de l’artisan sur la technologie et la réputation sur le marketing. Enfin, à l’heure des grands bouleversements environnementaux, ils sont un petit bout de la solution, là où leurs homologues industriels contribuent au problème. Entrons dans le détail.

1 – L’artisanat redonne aux objets une dimension humaine

L’acte d’achat s’est lentement transformé au cours des années en une pulsion affective incontrôlée. La notion d’achat compulsif, naguère connotée négativement, peut s’appliquer dorénavant très largement, à toute sorte de biens et services et dans de nombreuses circonstances. Pour vendre une voiture aujourd’hui, ce ne sont pas ses qualités objectives mais les émotions ressenties à son volant qui sont vantées. L’acte d’achat est dicté par la publicité et encouragé par l’ensemble des acteurs économiques, dont les pouvoirs publics. Il faut bien « faire tourner l’économie ».

Pour accélérer notre passage à l’acte, nous avons aussi fait disparaître tous les obstacles entre nous et les objets de nos désirs. L’achat en « un seul clic » des grandes plateformes en lignes est l’aboutissement ultime en la matière (il n’est même plus nécessaire de sortir de chez soi grâce à la livraison à domicile). Il n’y a plus que la publicité, le consommateur devant son écran et une multitude d’objets dans l’équation et le consommateur est le seul humain (parfois il y a un livreur, mais ce n’est plus systématique avec les boites dédiées).

Le monde du vélo n’est pas à l’abri de cette dérive. Les marques ayant percé ces dernières années, Canyon ou Origine, l’ont fait en court-circuitant les magasins, en nous permettant un achat rapide, à un prix très compétitif, de produits répondant parfaitement aux tendances du moment. Correspondent-ils au besoin et à la morphologie de leurs client·es~? Peu importe. Ils répondent à une envie à l’instant de l’achat, envie façonnée, à grand frais pour les marques, par les magazines et les réseaux sociaux. La pulsion d’achat est satisfaite sans entrave. Et tant pis ou tant mieux, si dans peu de temps, nous réaliserons qu’il n’était pas le vélo dont nous avions envie ou besoin, cela justifiera l’achat d’un nouveau vélo… La machine économique peut tourner à plein régime.

L’achat chez un artisan prend le contre pied de ce commerce effréné. Il place le consommateur dans une démarche relationnelle et rationnelle. Et s’il s’agit avant tout d’un achat affectif, il n’est pas dicté par une pulsion. À l’inverse de l’achat sur internet, l’achat chez un artisan débute par une relation humaine, qui nécessite des échanges, de la compréhension mutuelle et de la confiance. Le·la client·e doit spécifier son besoin et ses envies à l’artisan, qui doit tenter de comprendre au mieux et de lui proposer son interprétation sous la forme d’un produit, qui sera la projection des demandes sur la conception de l’artisan de ce que doit être un bon vélo. Le consommateur doit croire dans la capacité de l’artisan à interpréter correctement ses envies et à fabriquer un produit de qualité. Il s’agit donc d’une relation bien plus profonde et complexe que l’achat ultra rapide sur internet ou en grande surface. Cette relation n’est bien sûr pas l’exclusivité de l’artisan, on peut retrouver quelque chose de similaire – quoique moins complète – dans un bon magasin, où des personnes compétentes vous apportent un conseil de qualité (magasins en fort déclin). Dans un atelier artisanal, cette relation est incontournable et peut se prolonger au travers d’une étude posturale3. Elle permet d’échanger sur la base de données objectives et d’être au plus près des conditions d’utilisation.

Mais cet échange et les larges possibilités qui s’ouvrent au client·e lorsque il·elle franchit la porte d’un atelier, surtout pour un produit sur mesure, nécessitent d’avoir mené une réflexion sur son besoin et ses envies. L’achat n’est plus impulsif, mais gagne une dimension rationnelle et réflexive, dans laquelle le·la client·e doit se poser des questions sur ses envies et sa pratique, actuelle et future. Et si il·elle arrive sans avoir encore amorcé cette réflexion, l’artisan l’y invitera. Personnellement, la première question que je pose à chaque futur·e client·e n’est pas quel type de vélo il·elle désire, mais quelle sera sa pratique. Ceci permet de replacer l’objet dans le contexte plus large de son utilisation et de faire en sorte qu’il satisfasse le besoin plutôt que le fantasme.

L’achat d’un vélo artisanal reste pour autant une démarche remplie d’affect, mais au bon sens du terme. Il y a bien sûr la relation nouée avec les personnes travaillant à l’atelier, mais surtout le lien unissant le·la cycliste avec son vélo. Il·elle connait finalement tout de lui, d’où il vient, comment il a été construit et quelle philosophie sous-tend les choix qui ont été faits pour sa réalisation. Il s’agit ni plus ni moins que de son vélo, et pas seulement au sens de la propriété, mais au sens du compagnon de route qui partagera ses aventures. Finalement, il y a une part de soi-même dans un objet artisanal.

2 – L’artisanat redonne un sens à la qualité et un juste prix au vélo

Au delà de l’expérience humaine que représente l’achat d’un vélo artisanal, celui ci redonne aussi un sens à l’objet en lui même et à sa valeur. Ces notions ont été dissoutes par la consommation de masse qui tend à nous faire acheter des produits à des tarifs et des niveaux de qualités complètement délirants. L’idée communément admise aujourd’hui est que le prix est fixé par le marché (l’offre et la demande) et par conséquent qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation avec sa valeur intrinsèque4.

Faisons une expérience de calcul des différents coûts d’un vélo neuf premier prix, c’est-à-dire vendu à moins de 200 € (par exemple le vélo de randonnée Décathlon Riverside 100, vendu 179 €). Prenons pour notre expérience un prix de départ en magasin de 180 € et estimons les différentes composantes de ce prix. Il y a les choses facilement estimables :

  • La TVA : 30 € ;
  • Le transport de la Chine jusqu’au magasin : environ 50€ ;
  • Les pièces présentes sur le vélo, hors cadre et fourche (notre prix d’achat chez les Cycles Cattin divisé par 5) : 65 €.

Il reste environ 35 \euro ~pour :

  • La marge du magasin – si ce n’est pas un achat en ligne – pour payer le personnel, le loyer, etc ;
  • La marge de la marque pour payer les dépenses marketing, le personnel et les actionnaires ;
  • La fabrication du cadre et de la fourche.

On peut raisonnablement en déduire que la part dévolue à la fabrication du cadre et de la fourche est inférieure à 10 \euro, sachant que le coût de l’acier représente déjà plus du tiers de cette somme5. Les conditions dans lesquelles sont produits de tels vélos ne peuvent qu’être désastreuses, d’un point de vue humain (quel salaire peut bien toucher quelqu’un qui fabrique un cadre vendu pour une poignées d’euros) et d’un point de vue environnemental. Disons le clairement, un vélo neuf à ce prix ne devrait pas exister car il repose sur des conditions de productions que nous n’accepterions pas pour nous même. Sous prétexte de faire une bonne affaire et profitant que cela se déroule loin de chez nous, nous participons activement à ce désastre.

Mais l’achat d’un vélo à ce prix n’est pas pour autant une bonne affaire, car la qualité du produit est au même niveau que le prix, ras les pâquerettes. Entre autres problèmes, une bonne averse fera rouiller l’ensemble du vélo et rendra inutilisable (sauf à dépenser plus que la somme de départ pour le remettre en état). Il est plus judicieux, pour ce prix là, d’acheter un vélo d’occasion, même vieux, mais de qualité. La plupart des vélos industriels sont touchés par ce grand écart entre le prix d’un côté et la qualité et les conditions de production délétères de l’autre. On pourrait refaire l’expérience pour beaucoup de vélos industriels et aboutir à une conclusion similaire. Certes les prix grimpent pour le client, mais les coûts marketing et autres marges en sont les principaux responsables. Les conditions de fabrications et la qualités des produits restent les parents pauvres.

Les vélos artisanaux sont indéniablement plus chers, mais les coûts et les conditions de productions sont transparents et la qualité est garantie (il faut tout de même faire attention à la réputation de l’atelier.) Et pour ce prix, le·la client·e acquiert plus qu’un vélo, il·elle bénéficie aussi de toute la relation dont nous avons parlé précédemment : l’écoute, la transcription de ses besoins dans un objet et l’étude posturale. Il·elle bénéficie aussi d’un accès direct à la personne qui a fabriqué son vélo et à qui il·elle pourra faire part de ses questions futures lors de la vie du vélo. Pour autant le vélo artisanal n’est pas nécessairement un produit de luxe, même s’il peut l’être. Son prix tient compte à la fois du travail fourni (écoute et fabrication), des services qu’il vous rendra (sur une durée plus longue que son équivalent industriel) et du maintient d’un savoir faire qui s’est perdu, en France, au niveau industriel6.

De plus, la garantie de qualité est consubstantielle au produit artisanal. En effet, un artisan construit son succès uniquement sur la réputation de qualité de ses produits. Il n’a pas les moyens de financer une campagne de publicité permettant de construite cette réputation de toute pièce. En outre, il s’agit souvent de gens passionnés par leur métier, cherchant à le pousser vers une forme d’excellence. Le travail sur le geste, la pratique de la technique répétée sans relâche pendant de nombreuse années, lui permettent d’acquérir une connaissance de son métier qui n’a pas d’égal dans le monde industriel, où toute personne doit être interchangeable.

Beaucoup rétorqueront que les grands fabricants de vélos bénéficient d’une armée d’ingénieurs, seules personnes ayant les qualifications et compétences nécessaires pour concevoir des vélos de qualités et progressant chaque année. Cette idée est centrale dans notre société technologique et se cristallise autour de l’innovation, valeur cardinale du XXIe siècle. Je pense qu’il s’agit d’une erreur7. Prenons un exemple concret : la dernière réelle révolution dans le marché du vélo de route date certainement de l’arrivée de la poly-démultiplication (le dérailleur) durant l’entre deux guerres, il y a presque cent ans. L’armée d’ingénieurs dont se targuent les grands fabricants n’ont, en comparaison, pas apporté de grandes évolutions : les vélos ne sont guère plus légers que dans les années 90, guère plus performants et moins pratiques à utiliser car plus exclusifs. Ils ont fait quelques progrès aérodynamiques mais seulement valables à 60 km/h8, mais la plupart des cyclistes que je connais freinent à cette vitesse. Pourtant chaque année, le discours vante la disruption qu’apporte la nouvelle version de tel ou tel vélo, au travers des publicités ou des articles dans la presse spécialisée. Mais le passage de 11 à 12 vitesses ne représente pas nécessairement un progrès, si la plage de rapports régresse et que les écarts entre chaque rapport augmentent. Cette soi-disant supériorité intellectuelle que représente l’industrie sur l’artisanat, au prétexte qu’elle dispose d’ingénieurs, est tout simplement une escroquerie qui fait primer la technologie sur l’expérience. Sur ce point Richard Sachs, éminent artisan cadreur américain, a l’habitude de dire que la technologie est un substitut à l’expérience. D’autant plus que la pratique d’un travail manuel est porteuse d’une plus grande valeur intellectuelle que bon nombre d’activités dîtes intellectuelles, comme le montre le philosophe Matthew Crawford9.

L’artisan développe au fil de sa pratique une expérience qui dépasse largement celle des fameux bureaux d’étude des grandes marques (les effectifs réels des équipes R&D dans le monde du vélo est bien moins important que l’idée que l’on s’en fait). L’expérience est l’assurance de la qualité de son travail et des produits qui sortent de son atelier. Malheureusement, plusieurs dizaines d’années de matraquage ont réussi à inverser cette réalité et il est maintenant compliqué de justifier qu’un vélo sortant d’un atelier puisse tenir la dragée haute à son concurrent industriel. Travailler à Grenoble, patrie d’ingénieurs (notamment en R&D pour l’industrie micro-électronique), me permet d’expérimenter cette dure réalité tous les jours, puisque cette catégorie socio professionnelle est cruellement absente de notre clientèle, et consomme néanmoins à outrance des vélos industriels, qu’ils devront pourtant changer dans quelques années puisqu’ils ne leur conviennent pas ou seront obsolètes.

3 – Le vélo artisanal est meilleur pour la planète

Mais aujourd’hui, la modernité d’un vélo artisanal ne s’arrête pas à l’aspect humain, ni à sa qualité intrinsèque. Le produit en lui-même porte une forme de modernité radicale car il répond aux problématiques contemporaines de notre époque, comme les produits industriels du milieu du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle. Durant cette période, ces derniers ont contribué au développement de la société de consommation et comblé l’aspiration d’un nombre croissant d’individus à posséder des biens matériels, pour leur confort et leur plaisir. Ceci a malheureusement conduit, en grande partie, au désastre qui a commencé : dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité et pollutions en tout genre. En 2022, les biens d’équipements et de loisirs représentent 16 % des émissions de CO2 en France10.

L’enjeu actuel est de trouver, pour chaque aspect de nos vies, des solutions réduisant les dégâts causés à notre écosystème. Le vélo est l’une de ces solutions, car il permet un déplacement non polluant — sur des distances conséquentes — pour nos trajets quotidiens, nos loisirs et nos vacances. Cependant, certains aspects sont plus négatifs que positifs. L’électrification, par les problèmes posés par les batteries (extraction des matériaux et recyclage), et la production industrielle font partie de ces aspects pas complètement vertueux. Actuellement, une écrasante majorité des vélos sont fabriqués en Asie (Chine et Taïwan) et selon des procédés ne se souciant guère ni de la pollution qu’ils engendrent, ni de la durabilité, ni de la réparabilité des produits fabriqués, ni des conditions de travail des ouvrier·es. Soyons tout à fait clairs, l’enjeu économique principal actuellement est celui de la rentabilité. Il faut maximiser les profits et la fréquence d’achat. Une bonne couche de peinture marketing se changera de nous convaincre du bien-fondé de tous les choix – ou innovations – proposés par les fabricants industriels. Cela mène à des absurdités telles que les freins à disque sur des vélos de route, même dans les régions parfaitement plates.

D’un point de vue écologique, toute la chaîne de production pose problème : la conception va à l’encontre de la durabilité, les techniques de fabrication maximisent la pollution (le bilan carbone d’un cadre en carbone est dix fois plus grand que celui d’un cadre en acier11) et la localisation de la production est la plus éloignée possible des consommateurs, pour nous européens. Acheter un vélo chez Décathlon, Origine ou Specialized est une façon de maximiser notre impact négatif sur l’environnement. Nous n’en avons pas vraiment conscience, parce que le système économique dans son ensemble fonctionne comme cela depuis des décennies et qu’il est difficile de sortir d’un système devenu paradigme. Néanmoins, cela ne réduit en rien notre responsabilité et il est temps d’être lucide et honnête concernant notre modèle économique et ses conséquences à l’échelle globale.

Cette fois-ci encore, le produit artisanal se situe à l’opposé : la production est locale12, la durabilité maximale et la réparabilité bien meilleure (avec un choix judicieux d’équipements). Certes, l’artisan ne fabrique pas l’ensemble des pièces d’un vélo et malheureusement il est parfois impossible de s’approvisionner localement pour l’ensemble des pièces. Lorsque c’est possible, cela a un coût. Cependant, le fait de fabriquer le cadre et la fourche, deux pièces parmi les plus importantes d’un vélo, ainsi que de réaliser le montage du vélo rend son coût écologique bien plus faible. Et pourquoi devrions nous conserver la pire des solutions, sous prétexte que la meilleure n’est pas parfaite?

Le point où la fracture est la plus criante concerne la durabilité. Un vélo fabriqué dans une atelier d’artisan peut se permettre de parcourir plusieurs centaines de milliers de kilomètres. À titre d’exemple, une de nos clientes est en voie d’atteindre 300 000 km avec son vélo de route léger, d’autres clients ont réalisé plusieurs voyages au long cours (type tour du monde) cumulant plus de 150 000 km dans les conditions les plus exigeantes pour un vélo. Je roule personnellement tous les jours avec un cadre fabriqué par Daniel Cattin en mai 1985 et ayant permis à son premier propriétaire de collectionner plus de 3000 cols. Ceci n’a rien de remarquable, compte tenu de la quantité de vélos fabriqués par le passé — même industriels — roulant encore quotidiennement. Il est simple de construire un vélo capable de traverser les âges et les kilomètres tout en procurant plaisir et satisfaction à son acquéreur. Il est, en revanche, nettement moins évident de prédire un tel avenir aux productions industrielles actuelles. Que ce soit les cadres en carbone, dont la résine vieillit, ou les cadres en aluminium, sujet aux fissures et étant difficilement réparables, tous finiront à moyen terme par s’entasser dans nos décharges.

Quand bien même nous avons la chance d’avoir un cadre industriel bien construit et durable dans le temps, nous sommes à la merci des standards mouvants et des solutions techniques favorisant l’obsolescence programmée. Que ferrons nous de nos cadres à la patte de dérailleur cassée dans 10 ans, lorsque celle ci ne sera plus fabriquée (cas déjà observé à l’atelier) ? On pourrait faire une liste longue comme une nuit d’hiver avec des questions de ce type, à propos des boitiers de pédalier, des dérailleurs électriques, des freins à disques dont le format de fixation a déjà évolué à plusieurs reprises, sans parler des plaquettes de freins… Une fois encore, le souci des industriels n’est pas de vendre un produit durable, bien au contraire. L’atelier artisanal répond quant à lui à une logique financière totalement différente et se trouve en première ligne en cas de problème sur l’un de ses vélos. Il est difficile de justifier, face à un·e client·e mécontent·e, la défaillance d’un vélo suite à de mauvais choix. La réparabilité est donc un enjeu de responsabilité et de réputation. Elle est par conséquent traitée avec égard.

Retour vers le futur

Alors comment fait-on concrètement pour changer d’ère et redonner à l’artisanat ses lettres de noblesses ? Un parallèle me semble intéressant, celui avec l’alimentation. Il s’agit d’un secteur d’activité où l’artisanat porte encore des valeurs de qualité, de savoir-faire et de respect de la planète. Et où, a contrario, l’industrie traine une réputation inverse. L’expérience directe de la nourriture que nous faisons tous les jours, combinée au risque sanitaire que représente la nourriture industrielle, nous rendent conscient que les bons produits (goût et santé) ne sont pas le fruit d’une technologie de pointe mais d’un savoir-faire ayant été transmis de génération en génération. L’industrie agro-alimentaire a peut être pensée renverser ce leadership au tournant des années 60 ou 70, mais depuis lors lui colle une réputation de mauvaise qualité, de scandale sanitaire et est tenue en partie responsable des bouleversements écologiques actuels. Ce parallèle permet aussi de balayer l’argument de l’emploi, selon lequel l’industrie serait plus pourvoyeuse d’emplois que les artisans. Prenons l’exemple des boulangeries : est-il raisonnable de penser que l’industrie fait travailler plus de gens que l’artisanat13. Retisser un écosystème de l’artisanat du cycle comparable à celui de l’alimentation est gage de qualité, pourvoyeur emplois et de vélos durables !

Cet article ne fera, sans doute, pas grand mal au rouleau compresseur de la communication des grandes marques, mais il me paraissait important de répondre, de façon argumentée, à cette interrogation sur la légitimité de la production artisanale en plein XXIe siècle. Alors oui, mille fois oui, l’achat d’un vélo artisanal a plus de sens qu’un achat effectué sur un site internet ou dans une grande surface. Cela redonne une dimension humaine à l’acte de consommateur. Oui, mille fois oui, un vélo artisanal est de meilleur qualité que son homologue industriel, ne serait-ce que par le maintient du savoir faire et l’expérience acquise par l’artisan qui n’a pas d’équivalent dans l’industrie. Et la supercherie de l’innovation technologique ne sert qu’à masquer cet état de fait et donner des arguments aux équipes marketing (les véritables décisionnaires dans les grandes marques). Enfin oui, mille fois oui, un vélo artisanal est une réponse aux enjeux environnementaux actuels, là où le vélo industriel contribue au problème de part sa production, son acheminement et son cycle de vie.

Il est donc temps de retourner vers le futur et de refaire du vélo artisanal un produit moderne et de consommation courante. N’hésitez pas à partager cet article pour qu’il puisse convaincre au-delà de notre communauté.

Fabien Bonnet – Cycles Cattin – 26 février 2024

  1. Plus d’infos sur les pages Facebook de LaFraise et Pechtregon, les deux artisans à l’origine, sans jeu de mots, de la controverse. ↩︎
  2. Conception Assistée par Ordinateur. ↩︎
  3. L’étude posturale se déroule à l’atelier sur un vélo d’appartement réglable dans toutes les dimensions et elle permet de déterminer les positions relatives des points d’appuis (pédales, selle et cintre) en tenant compte de la pratique, de la morphologie et des éventuels problèmes physiques. ↩︎
  4. Le concept de valeur est complexe puisque l’on peut parler de la valeur d’usage mais aussi de la valeur-travail, suivant que l’on est sur le vélo ou derrière le chalumeau. ↩︎
  5. Le cours de la tonne d’acier sur les marchés est actuellement d’environ 1000 €, donc 3 € pour une cadre et une fourche. ↩︎
  6. Le fait que le consommateur paie pour le maintient d’un savoir faire est une évidence si l’on considère qu’\emph{in fine} c’est bien lui qui en bénéficie. ↩︎
  7. Sur ce sujet, mon passé de responsable R&D dans une PME, de doctorant et post doctorant en physique, m’a appris que l’innovation était, en grande majorité, une notion plus marketing que technique. ↩︎
  8. Je me souvient d’une publicité, il y a quelques années, pour le fleuron de Look, dont les études en soufflerie avait permis de faire gagner près de 3 W à 60 km/h par rapport à l’ancienne génération. Ce que ne mentionnait pas la publicité c’est que la puissance perdue par la force de traînée varie comme le cube de la vitesse et qu’un gain de 3 W à 60 km/h donne à peine 0,37 W à 30 km/h. ↩︎
  9. Matthew Crawford, l’Éloge du Carburateur, Éditons de la Découverte. ↩︎
  10. Répartition de l’empreinte carbone des Français – CITEPA – lien. ↩︎
  11. Cf données sur les émissions CO2 des métaux ici et sur le carbone . ↩︎
  12. L’aspect local de l’artisan perd de son sens lorsque celui-ci vend des vélos à l’autre bout de la planète. Chez les Cycles Cattin, nous avons, par le passé, fait fabriquer des cadres en titane sur mesure chez un artisan américains, Seven. Ceci n’aurait plus aucun sens aujourd’hui. ↩︎
  13. L’industrie tire un de ses gains de la réduction des effectifs pour une tâche donnée, le fameux gain de productivité. Elle ne peut donc pas créer plus d’emploi. ↩︎

16 réflexions sur “Sortons de l’âge de l’industrie pour rentrer dans celui de l’artisanat”

  1. Je suis entièrement convaincu de la justesse de l’analyse des Cycles Cattin. Je roule également sur une randonneuse artisanale et je passe pour un Martien quand les gens arrivent à deviner la fourchette de prix de ma « compagne » alors qu’eux ne voient pas qu’ils ont payé leurs Pédélec aussi cher -quand ce n’est pas plus- et qu’ils vont devoir repasser à la caisse dans 5 ou 6 ans pour changer la batterie (600€, s’ils arrivent à en trouver).
    L’évolution du travail fait qu’aujourd’hui une part non négligeable de salariés passent leurs temps à jongler avec des mails, des fichiers, des webconf, à alimenter des tableurs et considérer que ceux-ci leur servent de cerveau pour prendre des décisions. Quand ils ne font pas ça ils doivent faire des fiches de postes pour leurs collaborateurs ou les opérateurs de production de leurs équipes, préparer des indicateurs de certification ISO et bien sûr les suivre et pondre le plan d’actions qui apportera la solution. Du Ionesco mâtiné de Sysiphe…
    Pour ma part j’ai donc fait travailler un cadreur car lui a un métier et si cela peut lui éviter d’aller grossir le troupeau décrit ci dessus ce sera tant mieux.
    Avec mon vélo sur lequel je suis posé tip-top je peux faire 250km en une journée et tout au plus j’aurais mal aux pattes suivant le dénivellé de la ballade. Bon je passe à coté du monde merveilleux des machines qui proposent des braquets de 50×10 et de 34×42 -sur le même vélo- mais mes jambes et mes chaines m’en sont reconnaissantes.

    1. Tout pareil Bura Bura ! Pechtregon 053 m’amènera au bout du monde, c’est à moi de lui montrer que j’en suis capable ! On dit parfois « promener son vélo » en jargon cycliste. C’est lui qui me promène. Que du bonheur !

  2. C’est un beau plaidoyer en faveur de l’artisanat et, plus généralement, du vélo non-industriel (dont l’occasion et l’ancien font partie) que tu nous livres ici. Merci et bravo pour ce texte.

  3. Non seulement vous nous expliquez très bien l’intérêt du travail artisanal vs l’industrie du vélo, mais surtout cela interroge sur l’acte d’achat en lui-même et l’utilisation que l’on veut en faire réellement dans notre pratique du vélo face aux injonctions marketing dévastatrices qui finissent par nous lobotomiser. Bravo pour votre engagement et la qualité morale de votre entrepreneuriat.

    1. Merci beaucoup Thierry. c’est ce que je voulais essayer de faire. De questionner notre rapport à l’achat et aux raisons pour lesquels on l’achète. C’est le débt d’une réflexion qu’il va falloir qu’on ait collectivement si on veut pas s’encastrer définitivement dans le mur…

  4. Fabien
    Au delà de ton savoir faire d’artisan, de tes connaissances techniques que tu mets au profit de tes vélos (qui au passage sont aussi beaux que performants), ton article (certains diront ton coup de gueule) est d’une grande qualité.
    La justesse des mots, les propos expliqués concrètement et les arguments développés permettront j’espère de faire prendre conscience aux futurs cyclotouristes du bien fondé de faire appel à cette corporation d’artisan que tu représente dignement, et qui doit perdurer!!
    Un grand merci à toi, à ton collaborateur et également à tes prédécesseurs qui je n’en doute pas étaient dans la même dynamique et dans le même état d’esprit que toi.
    Au plaisir

  5. Il se trouve que j’ai fait construire mon dernier vélo par fabien bonnet (cycles cattin) après avoir revendu mon Origine en composite , je suis en plein dans sujet !
    J’ai longtemps été un acheteur de vélo compulsif, la prise de conscience ecolo et le fait que dans mes souvenirs de cyclo le velo sur lequel javais pris le plus de plaisir etait en colombus genius de fabrication semi artisanale , j’ai franchi le pas un jour d’hiver 2020 .
    Je l’ai attendu 6 mois ! Le temps de réfléchir et d’apporter quelques corrections en cours de fabrication.
    Est ce qu’il est plus efficace que mon ex Origine ? Honnêtement je n’en sais rien . Est ce qu’il est plus durable ? Oui . Est ce qu’il est plus confortable ? Oui sans le moindre doute.
    Mais la n’est pas le plus important. Ce qui est primordial pour moi c’est que le mec qui a fait mon vélo c’est fabien, je l’ai vu , nous avons discuté de mes envies de mes « besoins ». Je le connais.
    Je sais que si j’ai un pb, je file à Grenoble, il s’en occupera.
    C’est comme quand je vais acheter une tomme de savoie chez mon voisin, je croise les vaches qui ont produit le lait, le fromage n’a pas traversé 3 fois la France avant d’arriver dans mon assiette. Quand bien meme la tomme du supermarché aurait la même saveur, ce dont je doute, elle n’aurait pas le même gout d’humanité .
    Les vélos d’artisans sont comme la tomme de mon voisin, ils ont un goût d’humanité.

  6. Le monde du vélo est magistralement décrit dans cet article. Merci Fabien..
    J’ajouterai que rien de bon dans ce monde ne s’est fait sans passion.
    Dans le vélo, comme dans bien d’autres domaines, l’influence de la mode est primordiale et le propre de celle-ci est de changer de concept régulièrement. Qui aurait mis des pneus de 28 ou 32, un éclairage arrière, un monoplateau il y a 10 ou 15 ans ?
    Un jour, sans doute, le vélo artisanal retrouvera le rang qu’il occupait il y a 30 ou 40 ans, les témoignages des « grands rouleurs  » en atteste.

    1. Merci Daniel ! Je suis tout à fait d’accord avec toi, de la passion, de la pratique et essayer de faire évoluer les vélos dans un sens qui correspond aux cyclistes : plus de facilité, de polyvalence et de durabilité.

  7. Merci Fabien,
    Le monde du vélo est magistralement décrit dans cet article. J’ajouterai que rien de bon dans ce monde ne s’est fait sans passion…
    Comme dans beaucoup d’autres domaines, le monde du vélo subit les effets de la mode, qui par nature, ne dure jamais longtemps.
    Les cyclistes auraient t’ils roulé avec un vélo léger équipé des pneus de 28 ou 32, d’un éclairage arrière et même d’un « monoplateau » il y a 15 ou 20 ans ?. C’est pourtant une partie de cet équipement qui était utilisé il y a 30 ou 40 ans…
    Alors, sans doute un jour, le vélo artisanal retrouvera ses lettres de noblesse comme dans les années 80 / 90 à une époque où les grandes marques d’aujourd’hui n’existaient pas. Les témoignages des cyclistes « gros rouleurs » en attestent.
    Mais bon nombre de cyclistes néophytes ignorent que le vélo artisanal existe et un texte comme celui ci est une grande source d’information.
    Reste que le vélo artisanal doit le rester ! la production de ce type de machines est incompatible avec la quantité…

  8. Merci pour ce beau plaidoyer. Une lecture (en anglais) à laquelle votre article fait écho pour moi : https://solar.lowtechmagazine.com/2023/02/can-we-make-bicycles-sustainable-again

    On y parle des tendances de l’industrie du cycle sous le prisme de l’impact carbone de ces pratiques, avec pas mal d’études récentes sur le sujet et des différents paramètres qui vont influencer sur l’impact en sortie d’usine (cradle to gate) et celui lissé sur la durée d’utilisation du vélo (cradle to grave).

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